
Accord d’Arusha, quand tu nous (dé)tiens!
L’ACCORD D’ARUSHA : DIX-HUIT ANS APRÈS
La contestation du troisième mandat de Pierre Nkurunziza à la tête de l’état en avril 2015 et le Référendum constitutionnel en mai 2018 ont émaillé la vie politique burundaise les trois dernières années. Ces deux événements, quoique séparés de trois ans d’intervalle, restent riches en symboles et soulignent la pertinence de l’Accord d’Arusha; ce deal politique, considéré jusqu’ici comme le socle de plus d’une décennie de paix (relative) au Burundi.
La contestation du 3e mandat de Pierre Nkurunziza aura galvanisé les gens de plusieurs tendances: les politiciens, les intellectuels, les diplomates (formellement ou informellement), les jeunes et vieux des milieux urbains et suburbains, les organisations de la société civile, etc. En même temps, des leaders religieux et d’autres franges de la population affirmaient la légalité et la légitimité de ce troisième mandat. Tout le monde aura participé à la réinvention du sens et du jeu de mots de ce deal politique toujours entre contestation et appropriation trois ans après. Somme toute, la pratique politique au Burundi montre que l’Accord d’Arusha reste le texte le plus évoqué et convoqué (Union Africaine 2018, Nations Unies 2018). Et partant, il sert de justification à des situations parfois aux antipodes à l’instar de la justification et la contestation du 3ème mandat de Pierre Nkurunziza (Cour constitutionnelle, Arrêt RCCB 303, Kazoviyo 2017).
Le référendum constitutionnel de 2018 pour lequel le parti au pouvoir le CNDD FDD, d’autres partis et organisations,-certains proches du pouvoir, d’autres plutôt opposés-, ont battu campagne, a sonné le glas de l’enterrement de cet Accord historique (RFI 2018; Vandeginste 2017). L’évolution de la situation politique a tendance à rendre anachronique l’Accord d’Arusha et le pouvoir de Bujumbura, cherche à s’en débarrasser pour ce faire. Cette situation vient externaliser un autre départ qui peine à imprimer une nouvelle marque de paix. .Pourtant, pour les défenseurs et les pourfendeurs de l’Accord d’Arusha, celui-ci demeure encore d’une symbolique politique incontestable à laquelle le régime Nkurunziza quoiqu’il s’en éloigne en pratique, s’y réfère pour légitimer son pouvoir (Constitution du Burundi 2018, Préambule§3 ; Nkurunziza 2018). Finalement, faut-il dire qu’il s’agit d’un Accord politique qui nous (dé)tient tous?
- L’accord d’Arusha, plus qu’un deal politique, une nouvelle approche pour le vivre ensemble ...
L’Accord d’Arusha présente des airs d’un mécanisme qui reflète concrètement le sentiment du vouloir vivre ensemble des segments de la société burundaise. Sans entrer dans les détails, cet accord est subdivisé en cinq protocoles complémentaires et chacun traitant une dimension spécifique du conflit inter-burundais. Dans son premier protocole sur la nature du conflit burundais, les problèmes de Génocide et d’exclusion et leurs solutions, l’Accord traite les causes historiques du conflit, la pratique et l’idéologie du génocide, les crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité; et annonce des mesures de politique générale, et des mesures spécifiques relatives au génocide, crime de guerre et crime contre l’humanité qui restent malheureusement à la une de l’actualité burundaise (Nations Unies 2018).
Le deuxième protocole a porté sur la Démocratie et la bonne gouvernance, une autre dimension considérée comme ayant été occultée par les différents régimes. Ce protocole revient sur les valeurs fondamentales de la paix, de la sécurité et de la participation de tous les Burundais aux différentes institutions publiques de l’Etat. Il met en place une série de conditions incontournables pour asseoir une culture de démocratie et de bonne gouvernance. S’agissant du troisième protocole, de par son intitulé, « Paix et sécurité pour tous» il insiste sur le besoin de paix et de sécurité pour tous les segments de la société burundaise. Et cela ne peut s’entrevoir qu’en scrutant le rôle joué par les corps de défense et de sécurité dans les péripéties ayant endeuillé le pays. En plus de la morphologie des nouveaux corps de défense et de sécurité, ce protocole pose les garanties de leur républicanisation et professionnalisation (Augé 2008; Wilén, Birantamije, Ambrosetti 2018) ainsi que les processus de réinsertion sociale et professionnelle des anciens combattants à démobiliser (Nimubona, Birantamije, Nkurunziza 2012).
Le quatrième protocole reprend les grandes ambitions pour remettre le pays sur les rails de la reconstruction et du développement (rapatriement et réinstallation des réfugiés, la question des terres et autres biens, la relance et les réformes économiques, la décentralisation, etc.). Enfin le cinquième protocole trace les contours des garanties de la mise en œuvre de l’Accord, surtout en reconnaissant de manière quasi intemporelle la place du médiateur dans la supervision de la mise en œuvre des différentes dispositions même après la première législature post-transition (Accord d’Arusha 2000).
- ...mais, comme pour tous les marchandages politiques, ils tiennent sur les engagements des « Dealers»
L’Accord d’Arusha a dans ses fonds baptismaux été capturé par les agissements de ses propres artisans. Les enjeux dans ce jeu global d’actions, de contre-actions et de réactions ont oscillé sur un spectre allant de ses adhérents à ceux ayant exprimé des réserves à son sujet ou l’ayant tout simplement balayé d’un revers de main jusqu’au changement de la donne politique. C’est dans cet environnement quasi- délétère qu’il faut situer les premiers jalons de la contestation de l’Accord d’Arusha. Simplement, le deal a tenu, parce que tous les dealers y trouvaient de l’intérêt dans l’immédiat et sur le court terme. Les partis politiques, toutes obédiences considérées, ayant signé avec ou sans réserves, ont dans un premier temps vu leurs appétits d’Etat tempérés par le partage du pouvoir politique au niveau des différents mécanismes institutionnels préconisés par l’Accord. A ceux-ci, s’ajoutaient ceux qui contestaient l’accord de fond en comble. Certains y ont adhéré au prorata des gains après les accords de cessez-le-feu (le cas des groupes armés) et, d’autres ont rationnellement trouvé dans le modèle de partage du pouvoir par les segments de la société, le seul mécanisme de survie politique en tant que minorité politique et démographique.
Les élections de 2005 ont fermé la parenthèse des luttes politiques ouvertes mais n’ont pas dissipé les doutes. Le premier Gouvernement n’a pas par exemple respecté la constitution issue de cet accord, et malgré les protestations du parti Front pour la Démocratie au Burundi (FRODEBU) notamment, les faits ont montré plutôt un nouveau modèle de gouvernance qu’une foisonnante littérature appelle « gouvernance rebelle» (Wittig 2017; Rufyikiri 2016; Themnèr 2017:1-40) caractérisé par le forcing et l’éloignement de l’esprit de dialogue et de compromis. Par ailleurs, la curialisation de la classe politique, surtout celle des oppositions réduites à de simples thuriféraires du régime par le processus de « Nyakurisation» (ICG 2015), a progressivement réduit un accord historique à un pot de chagrin (ICG, 2012; Hirschy, Lafont 2016). Autant dire que les systèmes de contrepoids prévus par l’Accord (l’institutionnalisation des quotas ethniques, l’érection des minorités de blocage au parlement, la neutralité de l’armée, ou encore les garants de l’accord, etc.) n’ont pas tenu pour longtemps.
Ce second numéro du CARID-RGL consacré à l’Accord d’Arusha vient justement interroger les méandres de cet Accord depuis les négociations jusqu’à sa mise en œuvre, voire sa remise en cause. Dans une approche interdisciplinaire, à la fois socio-historique, comparative et axiologique, les contributeurs débattent de la question pour mieux scruter « la philosophie » des cinq protocoles de l’Accord d’Arusha sur lesquels les protagonistes politiques burundais ont, une décennie durant, présenté des positions qui ont plongé la nation entière dans une sorte de «guerre froide».
Partant de la conviction qu’il y avait d’autres voies qui n’ont pas été explorées pour ramener la communauté internationale à agir en faveur de la sauvegarde de l’esprit et de l’Accord d’Arusha, Pascal Niyonizigiye nous montre l’importance de la diplomatie informelle dans la politique internationale contemporaine à partir du cas de l’implication de la Communauté de Sant’Egidio dans le dialogue inter-burundais avant et pendant les négociations de paix de la décennie 1990.Pour parler comme certains des analystes de la politique burundaise, l’Accord d’Arusha retrace la nécessité de compléter la diplomatie officielle par la diplomatie parallèle à laquelle recourent de plus en plus les acteurs multi-centrés dans le jeu politique international.
C’est dans le sillage de ce jeu à acteurs multiples et multi-centrés que Gérard Birantamije trouve le soubassement de la crise actuelle au Burundi qu’il considère aussi comme une crise des médiations. Dans une approche comparative, il analyse les médiations de la décennie 1990 conduites par Nyerere et Mandela et celle de 2015 sous la houlette de Museveni et Mkapa et en arrive à la conclusion selon laquelle la crise de la médiation actuelle est imputable à la carrure politique de deux médiateurs, chargés de coordonner les actions des différents intervenants dans et en dehors des sphères de médiation.
Partant de cette crise qui n’en finit pas, Fidèle Ingiyimbere évalue la mise en œuvre de l’Accord d’Arusha dans sa composante « droit-de-l-hommiste». Les manifestations de 2015 ont peint un autre tableau de l’Accord et de son implémentation. Pour Ingiyimbere, même si dans l’Accord d’Arusha, la problématique des droits de l’homme reste au cœur de la légitimation politique de l’Etat et de l’action de la communauté internationale, les droits humains n’en demeurent pas moins la base d’émancipation du citoyen burundais. Or l’Etat constitue la menace redoutable contre les droits de l’homme.
La répression des manifestants et partant l’octroi au futur Chef de l’Etat du ‘‘droit de la vie et de la mort’’ sur le citoyen burundais inscrit dans la constitution de 2005 issue de l’Accord d’Arusha par les parties négociatrices a révélé les tentations de détourner, comme le montre Jean Marie Katubadi-Bakenge, le projet républicain de construire un Etat sécuritaire par la gouvernementalité biocratique pour ériger un Etat disciplinaire par une gouvernementalité thanatocratique. Pour lui, si le Burundi replonge dans une crise socio-politique critique, il faut y déceler des causes profondes. Mais ces causes, doivent être à son entendement recherchées dans les différents versants de l’Accord qui n’ont pas eu une attention particulière. C’est notamment la reconstruction économique dont la fragilité du cadre macroéconomique consécutive aux chocs conjoncturels n’a permis que des améliorations relatives, comme le montre Salomon Nsabimana. Sa contribution conclut sur la nécessité d’une transformation structurelle de l’économie ainsi que la capitalisation de la coopération et des mécanismes de partenariat public-privé. Ces facteurs seuls, peuvent promouvoir des financements innovants capables de contenir les différents défis qui hantent le développement du pays. Et l’Accord d’Arusha en avait tracé les grandes lignes.
- …. Or, la récente « révision » constitutionnelle semble être une remise en cause de cet Accord.
C’est précisément la question de la survie de cet Accord que soulève Evariste Ngayimpenda. Sa contribution nous dépèce la nouvelle constitution du 07 juin 2018 à l’aune des dispositions de l’Accord de l’Arusha et souligne qu’elle vient consacrer une rupture radicale avec l’Accord d’Arusha tout en gardant les éléments susceptibles d’alimenter un narratif politique capable de générer des dividendes politiques au parti au pouvoir si bien qu’au finish, l’auteur se demande si cette Constitution du 7 juin 2018 consacre « davantage d’Arusha ou plus jamais Arusha ». L’accord d’Arusha ayant été l’aboutissement des efforts conjugués des Burundais, de la sous-région et de la communauté internationale dans son ensemble, il conclut sur une note interrogeant finalement la place de ladite communauté internationale et des initiatives régionales, si elles ne peuvent empêcher l’annihilation de l’esprit d’un Accord dont elles ont été, tambours-battants, les signataires-garants. C’est un constat qui fait office d’appel à la responsabilité internationale pour sauver ce qu’il reste à sauver de cet Accord, surtout qu’au-delà, aucune perspective de dialogue « inclusif » ne se dessine à l’horizon.
Last but not least, la contribution d’Alphonse Rugambarara inscrit dans la rubrique-témoignage des acteurs- vient nous interpeller à la fois sur l’importance de convoquer un accord en nous interrogeant sur son implémentation. Le témoignage fait état de la non mise en œuvre des deux premiers protocoles. Pourtant, pour ce négociateur de l’Accord, ils constituaient l’artère principale qui devait innerver la nouvelle philosophie de la gouvernance politique et de la cohésion sociale au Burundi.
Bonne lecture
Bibliographie
Augé A., 2006, « Les réformes du secteur de la sécurité et de la défense en Afrique sub-saharienne : vers une institutionnalisation de la gouvernance du secteur sécuritaire», Afrique Contemporaine, 2006/2 (n° 218), pp.47-69.
Conseil des Droits de l’Homme, 2018, Rapport de la Commission d’enquête sur le Burundi, A/HRC/39/63.
Cour Constitutionnelle, 2015, Arrêt RCCB 303 du 04 mai 2015.
Hirschy J., Lafont, C., 2015, «Esprit d’Arusha, es-tu là ? La démocratie burundaise au risque des élections de 2015 », Politique africaine, 2015/1 (N° 137), pp. 169 - 189
ICG, 2012, « Bye Bye Arusha », Rapport Afrique N°192, Nairobi.
ICG, 2015, «Les élections au Burundi : l’épreuve de vérité ou l’épreuve de force « ?, Rapport Afrique N°224, Nairobi.
Kazoviyo, G., 2017, «Entre rejet catégorique et soutien ferme de l’Accord d’Arusha. Analyse de discours politiques burundais », Working Paper, 2017.10.
Nations Unies, 2018, «Le Conseil de sécurité demande au Gouvernement burundais de s’engager en faveur du dialogue politique et de protéger les droits de l’homme», CS/13278, 5 avril 2018, disponible sur https://www.un.org/press/fr/2018/cs13278.doc.htm, consulté le 12-11-2018.
Nimubona, J., Birantamije, G., Nkurunziza, J., 2012, “The process of security transition in Burundi. Challenges in security sector reform and combatant integration”, in Véronique Dudouet, Hans J. Giessmann, Katrin Planta (Eds.), Post - war security transitions. Participatory peacebuilding after asymmetric conflicts, London, New York, Routledge.
Nkurunziza, E., 2018, « Bientôt la vérification des quotas ethniques par les ONG étrangères», Iwacu, disponible sur https://www.iwacu-burundi.org/bientot-la-verification-du-respect-des-quotas-ethniques-par-les-ong-etrangeres/, consulté le 16 /10/2019.
République du Burundi, 2000, Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi.
République du Burundi, 2018, Constitution de la République du Burundi.
RFI, 2018, «Referendum au Burundi: enterrement de l’Accord d’Arusha ou volonté populaire», disponible sur http://www.rfi.fr/afrique/20180517-burundi-referendum-accord-arusha-volonte-populaire, consulté le 12-11-2018.
Rufyikiri, G., 2016, « Echec de la transformation du CNDD-FDD du mouvement rebelle en parti politique au Burundi: une question d’équilibre entre le changement et la continuité », Working Paper / 2016.12.
Themnèr, A. (Ed), 2017, Warlords democrats in Africa. Ex-Military Leaders and Electoral politics, London, Zed Books.
Union Africaine, 2018, «Conseil de Paix et de sécurité, La 72e Réunion du Conseil de Sécurité de l’Union Africaine sur la situation au Burundi », Communiqué, PSC/PR/COMM. (DCCXCIV), 19 septembre 2018. Disponible sur http://www.peaceau.org/fr/article/la-794eme-reunion-du-conseil-de-paix-et-de-securite-de-l-union-africaine-sur-la-situation-au-burundi, consulté le 12-11-2018.
Vandeginste, S., 2017, «Exit Arusha? Trajectoires d’éloignement du partage du pouvoir au Burundi. Esquisse d’un manuscrit », Working paper.2017.02, IOB.
Wilén, N., Birantamije, G., Ambrosetti, D., 2018, «The Burundian army’s trajectory to professionalization and depoliticization, and back again”, Journal of Eastern African Studies, Vol. 12/1, pp.120-135.
Wittig, K., 2016, « Politics in the shadow of the gun: revisiting the literature on ‘Rebel-to-Party Transformations’ through the case of Burundi », Civil wars, Vol. 18, Issue 2.